Les réceptions chez le pacha de Marrakech dans son Palais appelé Dar El Glaoui, ou Dar Bacha ou la Stynia étaient grandioses. Pendant la soirée tout le temps était consacré au repas, à la musique, aux danses à la cérémonie du thé. Les propos sérieux venaient parfois seulement à la fin de la soirée ou même plus tard, un autre jour.
Plusieurs auteurs nous ont rapporté ces accueils inoubliables. Le blog Mangin@Marrakech en a déja édité. Par exemple madame Ladreit de La Charrière --> le 9 avril 1911 ou la Doctoresse Légey --> en aout 1909, nous ont décrit leurs étonnements; chacune était accompagnée de son mari .
Depuis 2017 le Palais se visite, c'est le Musée des confluences, non empruntéà la première exposition du Mucem à Marseille (musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée)
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PIERRE FLAMAND, Inspecteur de l'enseignement primaire, nouvellement nomméà Marrakech fut invité avec son épouse MICHELLE un soir de mai 1948. Il fit un récit de la réception organisée par le Glaoui. Grâce à sa fille Marie-Françoise FLAMAND nous pouvons avoir accès à cette soirée banale pour le Glaoui et extraordinaire pour ses invités.
Si vous allez visiter le musée des Confluences, lisez ce récit avant de vous y promener, vous pourrez vous imaginer l'ambiance d'il y a 70 ans.
Mai 1948 – Dîner au Dar El Glaoui - Palais de Son Excellence El Hadj Thami El Glaoui El Mezouari, Pacha de Marrakech.
20h45 - La grande Terraplane du Caïd Agourram (Si Ahmed ben Abderraliman Agouram, caïd des Seffalat, ex officier du 2eRTM) vient nous quérir à La Baïa; le Caïd, son interprète, et le noir chauffeur Abdesselam sont drapés dans de fins lainages immaculés, Michelle et moi, en grande tenue de réception. Dans la Médina aux minables échoppes habituelles, l'acétylène nocturne frisotte sur dattes sèches et les amas de beurre rance. Hauts murs aveugles... large entrée lumineuse, comme d'une mosquée ; Abdesselam ouvre ma portière sur une petite foule de dignitaires et de serviteurs. Sur les djellabas blanches ou rayées tous ont au côté le long poignard des chleuhs de la montagne, nés libres. Et tous portent au visage cette demi morgue des chambellans accoutumés aux seuil des palais.
Si Saddek El Glaoui ! Les dignitaires de la porte semblent se retirer au néant, lorsque ce fils du Pacha se détache de leur groupe pour se présenter à nous.
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Nous revoyons le splendide visage presque noir, aux traits réguliers, dont le turban jaune paille très serré au haut du front, fait jouer les ocres et les bronzes ; ample vêtement brun sombre sur quoi tranche le grand poignard d'argent, babouches de cuir jaune. C'est le costume traditionnel dans lequel nous avions déjà vu cet archange énigmatique et toujours souriant.
Notre bon compagnon, le Caïd Agourram multiplie les courbettes de cour, les salams discrètement affectueux, les sourires barbus, tandis que nous l'encadrons comme si un piège le guettait, à quelque détour de ces couloirs de mosaïques bleues. Voici la première cour intérieure. Sur le fonds des grands feuillages immobiles comme lui, le Pacha de Marrakech nous attend.
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Je sens le Caïd conscient jusqu'à l'orteil de la Majesté de son suzerain; je me sens vibrer moi-même devant sa silhouette de grand vieillard impassible, pendant l'échange des salutations. Point d'hyper-bolisme, mais cette haute affabilité de souverain régnant, qui daigne s'enquérir de vos proches et vous souhaiter une entière bienvenue ; longues étreintes de mains sèches et souples. Un jardin, une salle ouverte entre deux hauts serviteurs qui s'effacent, le Pacha n'est plus là... Le chant grave du muezzin appelle à la prière du soir... Nous fumons en silence. La pièce où nous sommes a les dimensions, et presque l'aspect d'une chapelle pour culte exotique : douze ou quinze mètres de long, cinq à six de large et huit à dix mètres de hauteur ; un plafond dans le style de ceux de la Bahia, c'est à dire à charpente apparente, aux bois entièrement peints de pastels vifs, surtout dans les bleus et dans les rouges. Jusqu'à mi-hauteur, les murs sont recouverts de zelliges dans les mêmes tons. Piano à queue perdu dans un redan; extraordinaire pendule Louis XV. L'élément le plus étonnant de cet ameublement, c'est le tapis ; il couvre tout le sol de cette immense salle avec ses caprices de formes d'un rose si caressant aux yeux que je le juge plus beau que toutes les pièces rares du musée Dar Si Saïd- Il est trop beau, en vérité, pour être un véritable Chichaoua des Boussela; Si Saddeck nous le dit fabriquéà Rabat. Si Saddeck savait s'adapter à toutes circonstances,comme par exemple jouer à la pétanque.
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Après l'instant qui permet aux messieurs d'essayer leurs voix, aux dames de défroisser leurs robes, Si Saddek nous prie de l'accompagner. Ce bar où il nous mène, ce sera la seule note à demie européenne de notre soirée, par ses clubs de cuir patiné et par ces flacons d'alcools – de grande classe – qui couvrent tout un panneau de la pièce. Devant ces rutilances d'étiquettes ou de breuvages, un bar de verreries blanches et rouges. Le barman – robe blanche et fez rouge, c'est le Conseiller de Son Excellence avec qui nous avons déjeunéà Sidi Rahal. Le serveur, ce sera Si Saddeck lui-même, qui nous présente les boissons avec l'habilité et presque les formules d'un professionnel... un peu plus... un cocktail encore ?… Nous picorons à toutes assiettes sur les petites tables de Mogador : amandes grillées, olives fendues, dix sortes de petits gâteaux...
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À l'un de ces signaux invisibles auquel tout lui obéit, Si Saddek fait les honneurs du jardin, le plus harmonieux riad que nous ayions encore vu ; simple architecture d'une végétation à deux étages et deux couleurs ; les grands orangers étendent leur sombre feuillage épais au-dessus d'une nappe de géraniums, dans le jeu simple d'un vert et d'un rouge également profonds et calmes. L 'habituelle croix qui coupe les riads de deux chemins perpendiculaires surélevés est ici large et longue, elle éclaire les masses végétales, par la chute des lumières des salons sur ses dalles blanches et noires de marbre fin.
La pièce au seuil de laquelle le maître nous attend n'est salle à manger que par ces deux tables de marqueterie de Mogador, tout au fond, entre les divans et les piles de coussins. Aussi longue et large et aussi somptueusement parée que celle où nous avons fait salon, de pendules, de boiseries lumineuses, de zelliges brillantes de frais velours et d'un merveilleux tapis persan.
Michelle est à la gauche de ce « Grand seigneur de l'Atlas » qui tant l'impressionne par un passé légendaire – sombre légende – et par ce physique vraiment étrange, où ne paraît aucun des signes habituels de la vitalité, où l'on sent pourtant une anormale puissance, mais rétracté, ambiguë, inquiétante. La personnalité physique de Churchill m'avait attiréà ce dîner de la Mamounia, dans le champ d'une force immédiatement évidente et amie, je m'étais senti conviéà sa puissance alimentaire, à son délice de fumeur de Havanes. Je me sens ici en présence, mais hors du circuit, d'une force distante, inconnue.
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Sauf le menton, au dessin régulier, tous les autres traits du visage s’effacent, le nez s'enfonce, les yeux sont cachés au creux des orbites. Peau bistre et molle, presque tombante, vaguement granuleuse. Son illisible regard pèse-t-il sur moi, je relève mes yeux ; déjà ses paupières sont closes, et toute vie semble retirée de ce sombre visage. Je pense au chef de harka pillardes qu'il fut, au bourreau méthodique et glacé qu'on dit qu'il est. Je pense au "Vieux de la Montagne" des récits de Marco Polo; attentif, comme ce Vieux, à donner à ses hôtes d'un soir la jouissance de tous ses paradis orientaux. Que son regard - son regard inexpressif et presque toujours dirigé sur soi - s'en aille une seconde vers un point de la table, accourt l'essaim des esclaves aux pieds nus, aux robes flottantes ceinturées de poignards. Ils glissent autour de nous sans couper notre lent propos. Des immenses plats, couverts de sparteries coniques, ils tirent d'abord la « r'ir'a » cette soupe qui est à la fois chaude de viandes et d'épices et fraîche de légumes inconnus.
Le glaoui surveillant la préparation d'une diffa sous tentes caïdales en 1928.
Nous la mangeons en des bols de bois que le tourneur vient d'apporter, avec des coupelles de bois ciselé, gracieusement posées sur des tiges longues et fines, et visiblement vierges de tout usage.
Le méchoui ! Mes yeux ne sont pas encore blasés de la majesté de ce plat énorme ; je jouis de mon étonnement devant ce mouton tout entier, que je sais sorti à l'instant du four de terre construit pour lui seul et qui s'affaisse maintenant sur les cendres ; je jouis de mon appétit animal devant cette viande parfaite dont on peut manger sans mesure : je happe les rognons tièdes ; je me brûle une seconde les doigts pour ouvrir une brèche vers les succulentes lanières de cette cuisse, je tire de longs muscles blancs, dorés, chauds ; les trois premiers doigts de ma main droite sont fourchette et couteau ; ma main gauche se garde nette sur la serviette de soie bleue, pour le service de l'eau glacée – des vins aussi (Bordeaux blanc puis Heidsieck) dont les muets serviteurs devinent mon désir et m'emplissent silencieusement ces grands verres d'Angleterre, ciselés bleus et rouges.
Suivant le rite culinaire du vieux Maroc vient à présent la pastilla, aux dimensions de roue de carrosse, à la couleur de joue d'ange, dont les dehors sont de fines pâtisseries à cent feuilles légères et sèches, et dont l'intérieur, ô surprise ! Est une pâte onctueuse de pigeons hachés avec des œufs et des fruits. Chacun creuse des doigts dans cet immense gâteau, enrobe la pâte semi liquide dans ses feuilles craquantes et sucrées, reverse la tête... J'encourage mon voisin à me donner l'exemple ; je m'encourage moi-même à creuser plus avant...
D’appétit, il n'est plus question ; les services cependant se succèdent sans hâte. Ce sont poulets aux omelettes – toute une basse-cour dorée de sa propre cuisson dans l'argile, enrobée dans la dorure plus vive de cent omelettes épaisses. Des crêpes surviennent, en piles étagées, comme mouchoirs dans une lingerie ; de leur lourde pâte molle nous déchirons négligemment quelques angles. Un dindon colosse nous est servi, entier cela va de soi et tout brûlant des feux de la rôtissoire, mais baigné dans une sauce rouge, glacée et sucrée. Mes doigts trouvent difficilement le chemin des chairs tendres dans ces gros membres lourds à forte charpente, mais quelles trouvailles après l'effort ! Farcis à la pâte d'amandes, voici dix, douze pigeons dans cette vasque brune posée devant cinq convives, pigeons énormes gonflés d'amande craquante et douce que l'on retrouve aussi dans la sauce alentour, si coûteuse amande, mais sans laquelle aucune farce ne vaut aux yeux des gourmets du Haouz. La conversation s'alentit... À vrai dire, nous n'avons guère conversé ; de temps à autre, j'ai retournéà mon voisin le conseiller de Son Excellence son invite discrète à piocher au plat de son sourire de satisfaction stomacale. Deux ou trois fois, j'ai risqué, à l'adresse de Son excellence elle-même, un compliment bien littéraire sur l'ordonnance de sa maison et la finesse de la chère. Son excelence m'a répondu d'un hochement de tête compréhensif, d'un encouragement à profiter de son hospitalité. Son quasi mutisme à lui n'est point indifférence semble-t-il mais, sérieusement, il dîne, et nous nous émerveillons d'un si solide appétit de septuagénaire.
Gigots ! Somptueux gigots à jeter la honte aux visages de tous ceux qui parlent à la légère du mouton marocain, ou de ce mode primitif de cuisson dans l'argile battue et maçonnée lentement pour le plaisir de manger ; je mange, nous mangeons tous...
Couscous ; ou plutôt : « couscoussou » comme écrivaient il n'y a pas un demi siècle les rares audacieux roumis qui goûtèrent cette montagne de délices entre les remparts rouge de cette ville où nous sommes. Les camps de la Légion, le canon de Mangin, quinze ans d'épopée pour qu'un échappé de village bourguignon plante ses doigts à son tour dans la semoule légère, face à ce souverain barbare. Le « dernier grand féodal » rêve-t-il lui aussi d'épopée... ? Penché vers Michelle il lui montre à faire glisser la semoule, de l'index dans la paume droite, à la malaxer en boule, à se l'envoyer au gosier d'une détente du pouce. Nous ne creusons pas de bien véritables cratères dans la montagne de ce coucous-ci ; nos doigts paressent à s'enfoncer au-delà de la semoule, vers la masse intérieure, encore bouillante, des carrés de poitrine mêlés aux pois chiches, aux navets, aux carottes... Quelques uns de nous puisent un réconfort dans les coupes de leben que le Pacha fait apporter quand Michelle a confessé son ignorance du lait de chamelle, 3 sortes de leben qui sont le lait frais de la chamelle, son lait aigri puis le yogourt.
Et, tous sourient, comme nomades altérés quand surgit l'oasis, à l'apparition des glaces. Roses et blanches agréablement vanillées, extravagantes de dimensions, comme tous ces plats d'avant elles. Comme aussi ces coupes de fruits qui viennent à présent, comme ces trois collines de pâtisseries sur la table basse, entre mes genoux et mes yeux, et ce ne sont pas babas vulgaires, ou éclairs au chocolat mesquins, mais galettes pétries d'amandes, beignets ruisselants de miel... Mes doigts s'engluent, mes mâchoires ne sauraient plus mâcher, ma peau doit être distendue ; je me sens devenu sac à nourritures, et sac lourd de ne pouvoir le soulever moi-même certainement.
Il le faudra pourtant. Le Pacha s'est dressé. D'un bond qui m'étonne grandement, il quitte sa position de jambes repliées au creux de tous ces coussins. Sans parler mais avec une aisance absolue il attend notre propre sortie de table, il nous mène vers une autre encore de ces salles de cathédrales, où sont toujours, mais toujours différentes les charpentes de cèdre polychromes, les zelliges multicolores, les pendules, les tapis, les velours. Chacun s'accote aux creux d'un divan qui ceinture toute l'immense pièce, chacun est « bordé » de lourds coussins ; devant chacun de nous se pose une table minuscule où se succéderont les tasses de thé puis de café. Le Pacha aurait-il surpris mon geste de refus devant la caissette des lourds cigares ? À l'instant c'est une boite des meilleures cigarettes anglaises que l'on ouvre devant moi, pour moi. Son Excellence a sorti pour lui une courte pipe ; nous vivons une heure de repos véritable, où toute paix est laissée au corps. Qu'il jouisse de sa bonne fatigue ! Chacun suit béatement la fumée de sa cigarette, l'esprit vague, les yeux perdus ; le silence n'est jamais lourd mais reposant, chacun sachant qu'il dépend de lui seulement de le prolonger, ou bien de le rompre pour un de ces propos flatteurs que notre hôte accueille toujours avec ce même hochement de tête courtois et compréhensif. Serait-ce qu'un de ces propos lui a plu sensiblement (?). Il se lève ; il va lentement vers d'invisibles commutateurs ; nos lumières s'éteignent, d'autres s'allument à l'intérieur des murs et nous jettent aux yeux toute une singulière féerie de zelliges ajourées, multicolores, en festons couleur d'arc en ciel, en rosaces de soleils pour sainte-chapelle. Je touche donc des yeux un de ces prodiges dont les Contes de fée avaient nourri mon enfance ; et non plus confuses visions suscitées par des mots écrits, mais féeries dans le réel, caprices d'enchanteur réalisé.
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Songerai-je aussi aux milliers de fellahs misérables, de l'infinie misère des bleds, dans tout le royaume de ce Moderne Merlin ? Ce soir comme chaque soir ils n'ont croqué que vent et poussière... Mais ce sont là songeries de roumi... L'Enchanteur jouit en toute paix du cœur de notre émerveillement... et le fellah du Sud marocain met assurément la gloire et le plaisir de son Pacha au-delà des satisfactions de sa propre panse.
Ainsi nous dirons seulement ce qu'il faut dire au Prince de ces merveilles, quand nous nous levons, après minuit, pour prendre congé. Chacun de nous exprime à son tour – sa gratitude, selon le talent oratoire qu'Allah lui a départi ; à chacun par le truchement de son interprète, le Prince ses compliments. Il me dit à moi qu'il compte me revoir chez lui – sa maison est à moi- avec mes parents et mes amis. Je remercie. Il me fait redire que je serai toujours le bienvenu ; il me serre longuement la main ; c'est un patriarche chargé d'ans, d'honneurs et de vertus, qui reconduit de jeunes parents au seuil de sa tente. Et ainsi qu'au temps des patriarches se prolongeait l'adieu jusqu'aux limites du clan, ainsi nous accueille et nous emmène Si Saddeck, fils aimé du Pacha au sortir des bras de son père. Jardins et cours, corridors de mosaïques bleues ; à la dernière marche du Palais, s'échangent encore les témoignages et les promesses, l'adieu courtois et charmant d'un prince du sud, au seuil de la nuit bleue.
(I) Traduction littérale : « Maison du Glaoui » Le Pacha de Marrakech s'appelle Son Excellence El Hadj Thami El Glaoui El Mezouari ; et, par abréviation « El Glaoui », en tant que membre et chef de la tribu des Glaoua. ( un glaoui, des glaoua). - v. guide bleu du Maroc. Édit. 1948 page 135.
Ce récit étonnant d'une diffa chez Hadj Thami el Glaoui par l'inspecteur Pierre FLAMAND est original. Il fait partie de la série des textes "Chkoun Ana" dont les droits sont réservés. Il ne peut être reproduit sans l'autorisation écrite de la fille de l'auteur et devra comporter la mention de l'Édition: Mangin@Marrakech, 11 avril 2018.