LE DOCTEUR GUICHARD RACONTE LE MARRAKECH DE 1920-21 AVEC DES PHOTOS MÉCONNUES DE FÉLIX.
Nous disposons de trois textes du Dr Guichard, médecin du dispensaire de Marrakech dès 1911, puis constructeur et médecin-chef de l'hôpital Mauchamp ( Ibn Zohr). Les trois textes sont illustrés par des clichés du photographe Félix: l'un sur l'usage du KIFF à Marrakech et sa dangerosité, l'autre sur les LÉPREUX de Bab Doukkala et le troisième sur la Giralda du Maghreb. Chacun de ces textes fut illustré par des photos du photographe FÉLIX. En cette période d'épidémie nous nous intéressons à l'article sur ceux qui vivaient un confinement à l'extérieur des murs de la Médina, dans un quartier isolé du côté de Bab Doukkala: El Hara.
LES LÉPREUX DE MARRAKECH par le Dr Guichard.
Lorsque l'on sort de la Médina de Marrakech par Bab Doukkala pour se rendre au Guéliz, à 200 mètres des murs sur la gauche, on aperçoit un groupe d'une trentaine de maisons avec une Kouba blanche, c'est le "HARA" ou quartier des lépreux.
Autrefois ces malades étaient relégués dans une petite agglomération encore existante aujourd'hui (en 1921), en face de Bab Rhemat en dehors des murs, la zaouïa de Sidi Youssef. Mais le grand sultan saadien Mohammed el Mansour el Dehebi, lorsqu'il construisit son fameux palais de la Bédia à la fin du XVIe siècle, les en expulsa pour que la demeure impériale ne fût pas sous le vent de la léproserie et les installa à l'endroit où ils sont actuellement.
"Hara" signifie quartier d'une ville, et en l'espèce quartier réservé. Il apparait sur le plan en clair entre la place du 7 septembre/16 novembre et Bab Doukkala.
Cette léproserie est en principe rattachée à la zaouïa de Sidi Bel Abbès, la zaouïa des aveugles, et au même titre que ces derniers, les lépreux devraient être entretenus sur les revenus de la zaouïa. Mais en pratique, il n'en est rien, aussi sont-ils obligés de pourvoir eux-mêmes à leur subsistance soit en travaillant (l'un d'eux que j'ai connu était boucher !), soit surtout en se livrant à la mendicité. Dans la journée, ils se répandent dans la Médina pour y demander l'aumône et ne rentrent que le soir dans leur quartier. Ils colportent la maladie partout.
Les lépreux de Marrakech ne sont soumis à aucune discipline et ne se distinguent par aucun détail de leur costume, contrairement à ce qui existe dans d'autres léproseries, comme celle de Tit par exemple, à une dizaine de kilomètres de Mazagan, sur la vieille route de Safi, dont les pensionnaires circulent avec un chapeau pointu fait de feuilles de palmier tressés et portent un voile sur la figure.
Primitivement le Hara n'était habité que par des lépreux, mais peu à peu sont venus se grouper autour d'eux des parents, des amis, des étrangers, ce qui fait qu'actuellement, ils sont devenus la minorité dans ce quartier, où l'on n'en compte plus guère qu'une vingtaine sur une centaine d'habitants.
Lépromes de la face. Amputation de trois doigts et d'un gros orteil.
Cette petite colonie lépreuse est constituée par une population éminemment flottante. Il y a parmi ces malades des gens d'un peu partout, principalement du Sous et même de plus loin. Ils viennent à Marrakech soit de leur plein gré, soit chassés par les gens de leur tribu, faire une cure ou plus exactement un pélerinage au tombeau de Sidi BEN-NOUR, qu'habite la Kouba blanche qui se trouve à l'extrémité nord du Hara. On n'a que de trés vagues renseignements sur ce saint, lépreux lui-même. Il serait venu à Marrakech "dans l'antiquité des temps, du pays d'au-delà des monts" chassé par les gens de son pays. Il édifia tous les gens du quartier par sa sagesse et sa piété et quand il mourut, on éleva sur sa tombe la Kouba qui existe encore actuellement. Depuis ce temps, le traitement de la lèpre consiste à faire une retraite au tombeau de Sidi BEN-NOUR. On se couche à l'ombre de la Kouba ou de la treille qui l'entoure et l'on fait ses dévotions sur la tombe du saint. Et au dire des malades eux-mêmes, il est rare que leur mal à la suite de cette cure toute spirituelle ne soit sinon guéri, du moins amélioré et ne subisse un temps d'arrêt dans son évolution.
Tous ces lépreux vivent en bonne intelligence avec les gens du quartier. Certains d'entre eux sont mariés, ont des enfants sans que leur entourage manifeste une répugnance quelconque à cohabiter avec eux.
Lors de son voyage à Marrakech en 1919, le professeur EHLERS de Copenhague, qui a organisé les léproseries d'Islande, tint à visiter le Hara et s'intéressa beaucoup à ses habitants.
Lèpre maculeuse généralisée avec alopécie complète.
Au point de vue pathologique on rencontre chez ces malades toutes les formes et tous les degrés de la lèpre. Depuis la forme anesthésique avec ses troubles de l'innervation et ses taches pigmentaires très apparentes chez des gens dont la peau est naturellement foncée, taches qui finissent parfois par s'ulcérer jusqu'à la forme tubéreuse ou tuberculeuse caractérisée par des nodules de la peau, tantôt isolés, tantôts confluents, siégeant aux membres, principalement aux jambes et aux avants bras et parfois à la face où ils donnent à la physionomie ce caractère si spécial qui a fait qualifier cette forme du nom de léonine. Souvent, ces lépromes s'ulcèrent et la lèpre peut devenir mutilante. C'est ainsi que l'on voit les doigts et les orteils fondre en quelquesorte, le plus souvent sans douleur et peu à peu disparaître.
Un symptome qui prédomine dans ces deux formes et qui est presque constant dès le début de l'affection, c'est l'alopécie persistante en certaines régions, comme la face, et qui donne à ces malades sans barbe, sans cils, sans sourcils un aspect tout à fait caractéristique.
Lépromes ulcérés des jambes et des pieds. Visage complétement glabre. Zone de déîgmentation des avant-bras et des jambes.
Les indigènes eux-mêmes savent très bien faire la différenciation entre ces deux formes principales de la lèpre et donnent à chacune d'elles un nom spécial. C'est ainsi qu'ils dénomment "bress", la forme anesthésique avec plaques de dépigmentation et "jedam" la forme tuberculeuse ou mutilante.
Mais la lèpre ne se manifeste pas toujours par des caractères aussi tranchés, et le plus souvent, c'est une forme mixte, dans laquelle coexistent les lésions de la lèpre anesthésique et de la lèpre mutilante.
Souvent aussi, au Maroc en particulier, où la syphilis est si répandue, rencontre-t-on des lépreux porteurs de lésions de syphilis tertiaire accidents qui sont là pour compliquer encore le diagnostic. C'est ce qui fait. que très fréquemment les arabes cataloguent lèpre des accidents qui ne relèvent que de l'avarie, comme cela arrivait en Europe au Moyen Age, car les lésions des os et dela peau dans la syphilis tertiaire peuvent prêter à confusion et donner facilement le change à des gens peu avertis. Dr GUICHARD
Cet article du docteur Guichard avec les photos du photographe Félix était le premier sur la lèpre au Maroc. Deux ans plus tard les médecins de Fez firent un article sur les lépreux soignés à l'hôpital Coquand. Le docteur Guichard a soigné les lépreux de Marrakech en les faisant bénéficier de leur suivi médical depuis l'hôpital Maisonnave. La création à partir de 1952 de la grande léproserie médicalisée d'Aïn Choq près de Casablanca par le docteur René ROLLIER (1917-1987) allait hâter la fermeture de la léproserie du HARA. Depuis il n'y a plus de lépreux au HARA. Il s'agit d'un quartier de Marrakech reconstruit sans la Kouba de Sidi BENNOUR.
LE PHOTOGRAPHE FÉLIX: Les collectionneurs de photographies anciennes connaissent le photographe Félix pour ses très beau clichés de la Ville rouge effectués à partir de 1912. Ils constituent la mémoire du patrimoine de Marrakech dès le début du règne du Sultan Moulay Youssef. Les images des souks, des sites remarquables de la Médina, de la construction du Guéliz diffusées sur cartes postales constituent un trésor.
Cependant Félix a servi aussi la cause des marocains atteints dans leur santé et contraints de se confiner dans un quartier séparé de la ville. Nous pouvons saluer son travail de photographe au service de la médecine et de malades qui non seulement supportaient une santé physique dégradée, mais en plus subissaient une mise à l'écart de la vie sociale.
Félix a accompagné le Dr Guichard dans son oeuvre pour sensibiliser le corps médical et les instances politiques sur d'autres problemes de santé. Il a contribué notamment à mettre en lumière les addictions au Kiff et la nécessité d'établir de nouveaux systèmes de soins et de prévention. La photo ci-contre montre le visage caractéristique d'un homme victime de cette addiction.
Peutêtre ce retour dans le passé vous rappellera des souvenirs ou des réflexions sur les abords de Bab Doukkala, sur les excellents médecins de Marrakech ou sur le travail des photographes et en particulier sur la technique de Félix. Vous pouvez aussi les partager en écrivant un commentaire.